Avranches vers 1427 : une rixe qui tourne mal…

Avranches vers 1427 :

une rixe qui tourne mal…

Août 1417 : le roi Henri V d’Angleterre lance ses troupes sur le duché de Normandie. Face à des Français divisés, affaiblis par la guerre civile – Armagnacs contre Bourguignons – et qui ont perdu à Azincourt, deux ans auparavant, la fine fleur de leur chevalerie, il lève une force redoutable de dix à douze mille hommes, puissamment armée, qui fait tomber les châteaux les uns après les autres. Il ne lui faut que dix-huit mois pour occuper l’ensemble de la province, le Mont Saint-Michel excepté. C’était il y a exactement six siècles…

L’occupation anglaise de la Normandie va durer trente-trois ans, jusqu’en 1450, année qui voit la libération totale de la province et qui annonce la fin de la guerre de Cent ans.

Trente-trois ans d’occupation, ce n’est pas nécessairement trente-trois ans de guerre : pendant cette longue période, entre deux coups de mains ou expéditions militaires, les membres des garnisons anglaises posaient les armes et se mêlaient à la population normande, se livrant à des activités civiles, agricoles, commerciales ou autres. Beaucoup s’intégraient d’autant plus facilement à la société locale qu’ils portaient des noms normands et renouaient volontiers avec le français que parlaient leurs aïeux, contemporains de la Conquête1.

L’anecdote que nous allons relater ici, un simple fait divers, illustre parfaitement cette situation. C’est Paul Le Cacheux, l’archiviste et historien de la Manche (conservateur des Archives départementales de Seine-Inférieure de 1925 à 1937) qui a fait resurgir cette période troublée de notre histoire, en relevant les registres des trésors des chartes aux Archives nationales2.

Une taverne à Avranches

De ces documents, nous avons extrait un épisode qui nous intéresse particulièrement, puisqu’il se passe à Avranches. Nous sommes en mai 1426 ou plus probablement 1427. Un soldat de la garnison anglaise, Guillaume Gould, y tient une taverne dans les faubourgs de la ville. Un jour, alors qu’il est en mission à Saint-James, un de ses compatriotes, également soldat de la garnison, Jean Beudelay, profite de son absence pour attaquer nuitamment son auberge, avec quelques camarades plus ou moins éméchés, maltraiter ses gens et boire son vin. Au retour, les deux hommes s’expliquent violemment, en viennent aux mains, et le tavernier se fait justice en tuant, involontairement ou non, son camarade. Il risque donc la peine de mort pour homicide, et demande la grâce du roi. C’est désormais Henri VI qui règne en Angleterre… et à Paris. C’est lui qui, en septembre 1428, va accorder ses lettres de rémission au meurtrier. Nous pouvons y lire les détails de l’affaire, rédigés en français de l’époque : Henri VI n’est-il pas désormais, face à Charles VII, « le petit roi de Bourges », le vrai souverain de la France ?3 Voici ce texte, daté du 22 septembre 1428 à Paris4 :

Henry, etc. Savoir faisons, etc., nous avoir receu l’umble supplicacion de nostre amé Guillaume Gould, archier, natif de nostre royaume d’Angleterre, de la garnison de noz ville et cité d’Avranches, contenant comme, ou mois de may derrenierement passé, ot deux ans ou environ, du commandement et ordonnance de nostre bien amé Guibon Werde, escuier, lors marescbal, de ladicte garnison dudit lieu d’Avranches, ledit suppliant se feust disposé et ordonné, monté et habillié souffisaument selon son estat pour aller en une course et voiage que ledit Guibon Werde, mareschal, et autres de ladicte garnison d’Avranches estans en sa compaignie vouloient et avoient entencion de fere et aller a Saint Jame de Bevron et es marches a l’environ. Et eust ledit suppliant ordonné et laissié en son hostel et maison, qu’il avoit es forbourgs dudit lieu d’Avranches, où il faisoit et avoit acoustumé de fere ou faire fere taverne de vin et autres marchandises, un nommé David natif du pais de Gales, et Alipson sa chamberiere, ses gens et serviteurs, pour fere et conduire le fait de sadicte taverne de vin et autres marchandises et garder en son absence sondit hostel et ses biens. Et ce fait, ledit suppliant, monté a cheval et habillié comme dit est, se feust parti de sondit hostel pour aller en ladicte course et voiage avecques ledit Guibon Werde, mareschal, et autres de ladicte garnison d’Avranches estant en sa compaignie. Et feussent alez tous ensemble jusques audit lieu de Saint Jame de Bevron et es marches d’environ, où ledit suppliant fu et sejourna huit jours entiers ou environ, tant en nostre service et ou fait de noz guerres comme en ses autres besongnes et affaires. Et cependant, feu Jehan Beudelay, en son vivant natif de nostredit royaume d’Angleterre, acompaignié de quatre a six compaignons estans avec lui, armez, garniz et embastonnez d’espées, dagues et autres armeures invasibles, a une certaine nuit, a deux ou trois heures après minuit ou environ, qui estoit heure indeue, vindrent a l’uis de l’ostel dudit suppliant, lui estans absent, ainsi que dit est, et où il avoit acoustumé de fere sadicte taverne de vin et autres marchandises et laissié ses dictes gens et serviteurs pour ce fere, comme dit est, et hucherent ledit feu Jehan Beudelay et sesdiz compaignons moult effroieusement et hurterent moult impetueusement contre l’uis dudit suppliant, qui estoit clos et fermé a celle heure, ainsi que raison estoit. A quoy respondi ledit David, qui estoit en garde oudit hostel, en demandant qui c’estoit et en leur disant qu’ilz se nommassent et deissent leur nom et ilz y enterroient. Lequel feu Jehan Beudelay, par manière de moquerie ou autrement dist et respondi qu’il avoit a nom Jacq et Jouhan. Lequel David leur respondi et dist qu’il aloit et venoit beaucoup de gens par le pais, tant de la garnison du Mont Saint Michiel que autres, et qu’il ne congnoissoit point le nom que ledit feu Jehan Beudelay lui disoit et qu’il lui deist ou nommast son droit nom, ou autrement il n’entreroit point, lui ne sa compaignie, oudit hostel, et qu’il ne leur ouvriroit point son huis. Lequel feu Jehan Beudelay dist et respondi audit David, en le menassant et jurant moult vilainement, que se ledit David ne lui ouvroit l’uis dudit hostel, qu’il le romproit et y entreroit lui et ses compaignons, voulsist ou nom ledit David. Et de fait et de force ledit feu Jehan Beudelay et ses compaignons frapperent contre ledit huis, bouterent, s’efforcerent de le rompre pour y entrer. Et pour ce que ledit feu Jehan Beudelay vit et apperceut que lui et sesdiz compaignons ne povoient rompre ledit huis dudit hostel ne entrer dedans, pour la resistance que y mectoit ledit David qui estoit dedans, tantost icelui feu Jehan Beudelay monta sur la couverture dudit hostel, qu’il descouvry, cependant que sesdiz compaignons estoient audit huis dudit hostel, pour le vouloir ou cuidier rompre, fist un trou ou pertuis en ladicte couverture dudit hostel, entra dedans et vint par derriere audit David, lui donna pluseurs cops d’espée tant sur la teste comme sur les bras et sur sa main et en autres parties de son corps, et telement et si inhumainement ledit feu Jehan Beudelay bati ledit David qu’il le mutila de l’un de ses membres, c’est assavoir du bras et de la main. Et non content de ce, ledit Beudelay bati ladicte chamberiere dudit suppliant et autres ses serviteurs, qui estoient ens en sondit hostel, ouvry l’uis dudit hostel, fist entrer sesdiz compaignons, et eulx estans dedens prindrent du vin de la taverne dudit suppliant et beurent de cinq à six potz de vin ou environ et tant qu’il leur en pleut. Et quant ilz orent bien beu tout a leur plaisir et a leur bon loisir, s’en partirent et alerent hors dudit hostel, sans aucune chose paier de ce qu’ilz avoient beu et mengié oudit hostel des biens dudit suppliant, en commectant voie de fait et les peines de taverne brisée. Et ce venu a la congnoissance du lieutenant de nostredit capitaine dudit lieu d’Avranches, ledit Jehan Boutelay fu prins et arresté prisonnier par la justice dudit lieu d’Avranches, et après eslargi a plesges qu’il bailla et donna pour amender ledit cas. Et deux ou trois jours après, ou environ, que ledit suppliant fu retourné de ladicte course et sondit voiage et venu en sondit hostel, c’est assavoir a un jour de lundi ou moig de juin prochain après ensuivant oudit an, a dix heures devant midi ou environ, ledit feu Jehan Beudelay, garni d’un vouge, non content de ce que pour ledit cas il avoit esté emprisonné ou arresté par justice, ainsi qu’il faisoit semblant ou autrement, vint et se transporta par devant l’hostel dudit suppliant et se bouta en un hostel ou maison assis près d’ilec, où il se muça et latita secretement, jusques ad ce qu’il vit et apperceut ledit suppliant, qui estoit en estant audit huis de sondit hostel, sans penser a aucun mal ou noise en quelque manière. Et quand ledit feu Jehan Beutelay vit et apperceut ledit suppliant estant a sondit huis, ainsi que dit est, vint audit suppliant et lui demanda moult arrogamment et orgueilleusement s’il estoit le maistre dudit hostel. Lequel suppliant lui respondi que non, en disant audit Jehan Beutelay qu’il estoit mieulx maistre de sondit hostel que lui et qu’il avoit rompu sondit huis de sondit hostel, entre dedens, lui et sesdiz compaignons, batu ses gens et serviteurs, beu son vin, mengié son pain et soy en alé sans vouloir paier ce qu’il avoit despendu et prins du sien en sondit hostel, et qu’il le lui amenderoit. A quoy ledit feu Jehan Beudelay dist et respond moult orgueilleusement et chaudement audit suppliant qu’il avoit menty. Et ledit suppliant lui respondi : « Mais vous avez menty ». Et lors ledit feu Jehan Beudelay s’aproucha moult tost et impetueusement dudit suppliant et lui donna un grant coup dudit vouge qu’il tenoit, en le cuidant tuer et frapper sur la teste, et telement qu’il lui copa sur l’espaule tout au travers son gippon, qui estoit de XXX toilles ou environ, et lui fist sang et plaie sur l’espaule. Lequel suppliant, soy sentant ainsi batu, feru et injurié, en soy defendant et en repellant force par force, s’aproucha dudit feu Jehan Beudelay, lui donna un coup de poing sur la joe ou sur le visaige et l’abaty a terre. Et ainsi que ledit feu Jehan Beudelay se voulu et cuida relever, il apperceu la dague dudit suppliant qui pendoit a sa seinture, la saisi et tira toute nue et en donna de fait et frappa un cop tant qu’il pot frapper audit suppliant entre la cuisse et le ventre, en le cuidant frapper ou ventre et le voulant tuer. Lequel suppliant, soy sentant ainsi fort frappé de ladicte dague, cuidant estre mort, saisi tantost le bras et la main dudit feu Jehan Beutelay, tenant lors ladicte dague. Et en ce conflict et par temptacion de l’ennemi, ledit suppliant a force de bras reboursa ladicte main et bras dudit feu Jehan Beudelay tenant tousjours ladicte dague ; et, sans que icele dague partist de ladicte main dudit feu Jehan Beudelay, en frappa ung coup par le corps dudit feu Jehan Beudelay, lequel assez tost après, ce jour mesmes, ala de vie a trespas… Si donnons en mandement a nostre bailli de Coustantin… Donné a Paris, le xxij ème jour de septembre, l’an de grace mil CCCC XXVIII et de nostre regne le sixiesme. Ainsi signé : Par le Conseil. G. de Marc.

(Texte proposé par Yves Murie)

1 Anne Curry, Les soldats anglais en garnison en Normandie, Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. LXXIV, 2015.

2 Paul Le Cacheux, Actes de la Chancellerie d’Henry VI concernant la Normandie sous la domination anglaise (1422-1435), extrait des registres du trésor des Chartes aux Archives nationales, t.2, Rouen, 1908.

3 En vertu du traité de Troyes conclu en 1420 entre son père, le roi d’Angleterre Henri V, et le roi de France, Charles VI.

4 Actes de la Chancellerie… CLXXXVIII. Rémission à Guillaume Gould, archer de la garnison anglaise d’Avranches, pour avoir tué, au cours d’une rixe, un soldat anglais, Jean Beudelay, qui, profitant de ce que ledit archer était parti en expédition à Saint-James-de-Beuvron, avait, de complicité avec plusieurs hommes d’armes, pénétré, de nuit et par effraction, dans la taverne tenue par ledit archer dans les faubourgs d’Avranches, battu ses serviteurs et dépensé ses provisions sans payer. (JJ 174, n. 229, fol. 101 verso).