10 février 1917, lettre d’un aumônier aux armées

Pendant la guerre de 1914-1918, un nombre incalculable[1] de lettres et de cartes postales furent échangées entre le front et l’arrière. Parmi celles-ci, notre sociétaire Michel Dugué nous propose ce témoignage d’un aumônier.

Un aumônier aux armées, de 1914 à 1918
En cette année anniversaire du début de la guerre de 1914-1918, une lettre de mes archives familiales attire mon attention : c’est la réponse d’un aumônier militaire en première ligne, Aubin Saillard, à une lettre de la sœur aînée de mon grand-père Dugué, Rosalie Lebon[2], demeurant à Saint-Nicolas-près-Granville. La lettre est datée : « Fort des Paroches, 10 février 1917 ». La commune des Paroches est située à trente kilomètres au sud de Verdun sur la rive gauche de la Meuse, proche de Saint-Mihiel. La lettre est reproduite intégralement en annexe.

Qui était Aubin Saillard ?
A. Saillard est né à Saint-Étienne (Loire) le 7 juin 1880, fils d’Édouard Saillard, employé, 43 ans, et d’Augustine Canel[3]. Avant la guerre de 1914-1918, il était vicaire à Saint-Nicolas-près-Granville, ce qui explique ses relations avec ma famille. Après la guerre, il a été « prêtre habitué »[4] de Valognes, Barneville et à nouveau Valognes, ville où il est décédé le 24 février 1950[5].
Mobilisé le 6 août 1914, il a servi comme infirmier jusqu’en juin 1916. À la suite des campagnes de Belgique et de la Marne en août et septembre 1914, il est tombé malade ; après un court séjour à Castelsarrasin (Tarn-et-Garonne), il a été muté au dépôt de la 10e section à Rennes, puis à la gare de Folligny[6], à nouveau à Rennes, puis à l’hôpital du lycée de Cherbourg. Il a été nommé second aumônier de cet hôpital en juin 1916. Après un retour à Rennes, il est devenu, après quelques semaines à Chaumont, aumônier titulaire du fort des Paroches, le 21 janvier 1917. Plus tard, il a servi dans plusieurs autres forts du secteur des Hauts de Meuse, sur la rive droite du fleuve, à une quarantaine de km au sud de Verdun (Jouy, Gironville, Liouville), jusqu’au 10 mars 1919, date de sa démobilisation[7]. Sa lettre du 10 février 1917, peu après son arrivée, détaille son installation et manifeste le désir qu’il a de l’améliorer.

La lettre du 10 février 1917
Cette lettre nous éclaire sur l’état d’esprit de ce prêtre, son organisation et les conditions de vie dans son secteur.
A. Saillard est donc prêtre aux armées, en cours d’installation dans le fort des Paroches, à trois kilomètres de Saint-Mihiel où sont les Allemands. Les obus n’épargnent pas ce secteur et les avions ennemis, nombreux »comme des papillons », sont redoutés.
Cet hiver 1917 est très froid : il fait moins 20 à moins 25 degrés la nuit, les routes sont glissantes, le vin est gelé. La cuisine est assez loin du fort (800 m) ; on doit s’y rendre de nuit, par des boyaux. L’eau est rare, apportée de « fort loin » par bidons. Heureusement, l’ordinaire est parfois complété par des conserves achetées « à prix d’or » dans un village éloigne, mais surtout par des colis reçus du pays granvillais, de Bréville en particulier.
A. Saillard évoque son habitat : une sorte de cachot voûté de deux mètres sur 3,50 m à usage de chambre et de chapelle. C’est là qu’il célèbrera la messe et les assistants en surnombre se tiendront dans un cachot attenant. La chapelle comportera le nécessaire : l’autel portatif commandé à rennes, disposé sur une longue planche, comprend burettes, missel et porte-missel, chandeliers, canons d’autel[8], linge et aube ; en outre, un ornement blanc et un second, violet d’un côté et noir de l’autre compléteront l’essentiel.
Ma grand-tante lui a proposé des travaux de couture ; il en profite pour souhaiter améliorer l’aspect de son local et il demande notamment de lui envoyer des tissus pour cacher les étagères au-dessus de son lit et sur les autres parois et aussi devant l’autel et au-dessus. Des petites croix de Lorraine « sur papier ou étoffe bleue » participeraient à orner la chapelle, en plus des grandes images offertes par le marchand d’ornements. Il remercie vivement ma grand-tante de sa complaisance et de son travail, mais il tient à régler les frais d’achat et d’expédition et recommande d’acheter des tissus bon marché car « un obus peut tout démolir ».
A. Saillard remercie pour les commissions faites et s’intéresse à ses amis de Granville : il a envoyé un mot de condoléances à la famille de Mme de Sévalle dont il plaint le petit-fils. Une lettre de Mme Gilberte[9] lui ferait plaisir. Il se dit heureux et tranquille, satisfait de ses bons rapports avec officiers et poilus et fier d’être en première ligne ; il évoque aussi la fin de la guerre où il emporterait « tout ce qui a quelque valeur ».
Chaque poilu a eu son histoire. Ce témoignage en est un parmi d’autres, mais celui d’un ecclésiastique est plus rare.

[1] . Sans doute plusieurs millions…par jour !
[2] . Michel-Louis Dugué, Les bains de mer à Granville de 1876 à 1931, dans Revue de l’Avranchin et du pays de Granville, t. 80, 2003, p. 437-456. C’est cette Rosalie Lebon qui a loué, l’été, des chambres aux « baigneurs » pendant des décennies.
[3] . Arch. dép. Loire, Saint-Étienne, Naissances 1880, acte n° 1655.
[4] . Un prêtre habitué était un prêtre attaché au service d’une paroisse dont il n’était pas le curé (vicaire).
[5] . Arch. dioc. Coutances, courrier du 18 mars 2014.
[6] . Dép. Manche, cant. La Haye-Pesnel.
[7] . Par un hasard curieux, ce secteur du front, dont le fort des Paroches, était protégé par le 5e régiment d’artillerie à pied de Verdun, régiment dont quatre batteries seront cantonnées à Avranches, à partir de 1916.
[8] . À l’époque de la messe, dos au peuple, il s’agit de trois tableaux écrits en latin et parfois décorés, disposés sur l’autel.
[9] . Gilberte Marie, la nièce de mon grand-père.

Fort des Paroches, le 10 février 1917

Madame,
J’ai bien reçu votre aimable lettre hier soir et sans tarder j’y réponds car nos lettres mettent cinq jours à vous parvenir et les vôtres quatre jours à nous arriver. Nous recevons les colis par la poste (jusqu’à concurrence d’un kilo par paquet) en même temps, que les lettres, mais les colis postaux et ménagers mettent quinze jours à venir. Pour les colis postaux et ménagers, ajouter : « par Saint-Dizier et Pierrefitte » à l’adresse que vous connaissez.
J’ai appris la mort de Mme Sévalle et à cette occasion j’ai envoyé un mot de condoléances. Le pauvre petit Jean regrettera sa grand-mère qui l’aimait tant. Quand à son papa, ce n’est pas au fort ni aux environs que je pourrais lui dénicher l’oiseau bleu de ses rêves. Je pourrais trouver, à 3 km de là, à Saint-Michel (Saint-Mihiel), mais les boches y sont et ont tout accaparé. Quand Mlle Gilberte aura l’heureuse idée de m’écrire, je lui répondrai longuement.
C’est avec l’obligation de se terrer dès que l’on voit un avion, et le premier rayon de soleil les fait voler comme des papillons, et se terres dès qu’on perçoit le son d’un « ? personnel ». Nous avons reçu une dégelée de 8 avant-hier matin en guise d’aubade, mais, heureusement, sans inconvénients. [Il faut] tuer le temps sans espérer qu’il nous tue. [Ce sont] les ennuis de la situation. Quant au froid, nous tenons un des records en France : 20 à 25 ° au-dessous de 0 la nuit.
Ravitaillement de nuit par des routes glissantes et conséquemment difficile, cuisine faite avec des moyens de fortune dans un endroit défilé à 800 m du fort ; on y va par des boyaux. De temps à autre, par des hommes de liaison, on peut se procurer quelques rares conserves, à prix d’or, dans un village distant de 7 km. A Bréville, on ne me laissera pas chômer, fort heureusement.
Pour comble de bonheur, nous manquons d’eau et le vin est gelé. L’eau nous vient de nuit, par bidons et de fort loin. Malgré tout, je suis heureux, tranquille, content de ne pas passer pour embusqué, car nous sommes en première ligne, et satisfait de mes bons rapports avec officiers et poilus. Je préfère cette vie à celle de Chaumont, et de beaucoup.
Je ne suis pas mal logé, dans une espèce de cachot voûté, 2 m sur 3,50 m, qui me servira de chambre et de chapelle. Pour les dimanches, on ouvrira la porte et le reste des assistants sera groupé dans un second cachot attenant au premier. Je mets le mot « cachot » qui vous dépeindra le genre d’appartement.
Merci pour les commissions faites.
Avec votre complaisance ordinaire vous mettez votre beau talent à ma disposition, ce dont je vous remercie de tout cœur, et j’aurais grand tort de refuser votre gracieux concours. Voyons donc ensemble ce qui pourrait se faire.
Mon autel est une planche de 50 cm de large sur 1,10 m ou 1,20 m de long. Dessous, une planche de mêmes dimensions peut recevoir ornements, linges, etc. Si on pouvait cacher le devant de l’autel sommairement, cela ferait bien. Nous avons un infirmier, tailleur de son état, qui se fera un plaisir d’ajuster et de placer le tout. Les tentures blanches seraient au-dessus de l’autel et cacheraient la cloison. Il y aurait possibilité de découper sur papier ou étoffe bleue des croix de Lorraine pour en faire un semis (grandeur de celles du fanion du patronage).
J’ai commandé un autel portatif à Rennes ; il va me parvenir et j’ai déjà la clef. Il comprend les nappes, un calice assez grand pour servir après la guerre, des burettes, un missel, un porte missel, deux chandeliers, des canons d’autel. Il y a des linges et aube, cordon, de modèle normal et pouvant aussi servir après la guerre. J’ai déjà des linges de rechange que j’avais à Chaumont. De ce côté, je suis muni. Comme ornement, j’aurais un banc de 36 F, très convenable, de forme ordinaire et pouvant servir après la guerre. De plus j’aurai un ornement violet d’un côté et noir de l’autre, à bon marché, et qui fera la guerre, pas plus. C’est donc suffisant. De plus des parents apprenant ma situation m’envoient 10 m de léger lainage blanc comme tentures et même un peu de soie blanche. Que faire donc : cacher mon ménage puis orner un peu ma chapelle improvisée sans grands frais, car un obus peut tout démolir.
Au-dessus de mon lit, j’ai des porte-manteaux et des étagères. Un rideau quoi cacherait cela serait le bienvenu. Le rideau pourrait avoir de 122 à 125 cm de largeur et 2 m de long pour tout cacher (dimensions minima). À côté de la tête de lit il y a une étagère ; un rideau de 70 cm de côté cacherait le tout. Entre la porte et la cloison il y a trois étagères et là je mets lavabo, chaussures. Il faut absolument cacher tout cela. Un rideau de 122 à 125 cm sur 2 m de longueur suffirait.
Il va sans dire que je solderai les frais d’achat d’étoffes et de fournitures sans compter ceux d’envoi. Ce sera bien gentil de m’offrir votre talent et votre travail. Vous pourriez à la rigueur, m’envoyer deux ou quatre petites oriflammes imprimées, celles du patronage, pour mettre les jours de fête. Ce sera complet de la sorte et mes poilus n’auront rien à envier, mais il faut du très bon marché, du sommaire comme travail, et se souvenir qu’un obus peut tout démolir. Quand je parle de rideaux, je parle d’étoffe quelconque pour cacher le ménage c’est tout.
J’oubliais de vous dire que le marchand d’ornements m’envoie gracieusement quelques grandes images pour orner la chapelle. Avant de partir du fort, la guerre finie, ou si je devais quitter le fort, j’emporterais et expédierais là-bas tout ce qui a quelque valeur.
Veuillez donc agréer, Madame, avec mes vifs remerciements, l’hommage de mes sentiments respectueux et dévoués.

Père Aubin Saillard

Document proposé par Michel-Louis Dugué

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