La destruction de la quasi-totalité des fonds des Archives départementales de la Manche, dans la nuit du 6 au 7 juin 1944, n’a pas anéanti tout espoir d’écrire l’Histoire de ce département. En effet, existent encore ça et là quelques fonds très conséquents concernant la passé de la Manche. En témoigne la série C des Archives départementales du Calvados, intitulée « Fonds de l’Intendance » qui permet de dresser un tableau très précis de la généralité de Caen et de ses élections au XVIIIe siècle. La lettre (et sa réponse) que nous nous proposons de mettre en avant est issue de cette série, cotée C 6504.
11 août 1787 : la Révolution commence à Mortain !
L’opposition croissante entre une noblesse privilégiée et une bourgeoisie conquérante est une des causes profondes de la Révolution française. Cette rivalité s’illustra à Mortain, au cœur de 1’été 1787, quand un membre de la bourgeoisie s’arrogea des droits jusque là dévolus aux officiers municipaux nobles…
Une entreprise qu’on ne pouvait prévoir et que les notables de Mortain ne peuvent dissimuler les oblige de vous présenter leurs remontrances.
Il n’y a point de maire à Mortain ni d’échevins ; mais il a été établi dix notables au terme de le dit mois de Juillet 1766, et toutes les fonctions des officiers municipaux leur ont été confiées[1].
Monseigneur le duc d’Orléans, propriétaire du comte de Mortain n’ayant jamais souffert la création de ces maires et échevins a bien voulu approuver l’établissement des notables, S.A.S y était autorisé par l’édit de 1766 que nous venons de citer. L’assemblée des notables forme donc ce qu’on nomme ailleurs la « maison de ville » ; au surplus on a toléré aux bourgeois de nommer des syndics tant pour la collecte des vingtièmes que pour loger des gens de guerre.
Un sieur Bernard du Parc[2], avocat, est venu s’établir à Mortain depuis quatre à cinq ans et est dans le moment pour la paroisse de Mortain l’un de ces syndics que les bourgeois se choisissent.
Samedi dernier[3], la poste ayant apporté des ordres du Roy adressés à Monsieur le maire de Mortain, le sieur Bernard crut sans doute qu’il pouvait se métamorphoser en officier de cette qualité, et sans hésiter à se saisir des paquets. Il les ouvrit et les divulgua au lieu de le remettre ou d’en permettre la remise au Secrétaire-greffier du Bureau des Notables. Bientôt, l’on sut que le sieur Bernard s’appliquant les ordres respectables, se disposait à se rendre à Caen.
Les notables s’assemblèrent aussitôt et invitèrent Maître Bernard de leur en donner communication mais loing de se rendre à cette invitation honnête, il convoqua aussitôt, tant par affiches qu’au son du tambour, une assemblée à laquelle il appela tous les bourgeois quelconques.
Il l’a fit tenir dans le lieu même où les notables devaient s’assembler ; quelques-uns d’eux s’étant présentés, se retirèrent la voyant tumultueuse. D’autres ne voulurent y prendre part ni se présenter, eu égard au tumulte qu’ils entendirent extérieurement.
Au moyen de ces procédés, Maître Bernard parvint à obtenir des suffrages quelconque au nombre desquels on ne peut compter ni ecclésiastiques ni nobles pour faire dire qu’ils se rendront à Caen le vingt de ce mois. Mais qu’il soit permis aux Notables de vous observer, Monsieur, que c’était à eux seuls qu’il appartenait de recevoir les ordres du Roy et d’envoyer un député.
Ils ne peuvent se dispenser de vous remontrer que les procédés de Maître Bernard attentent à leur établissement fondé sur l’édit de 1766, qu’ils n’attendent pas moins aux Droits de Monsieur le Duc d’Orléans qui a bien voulu leur donner son approbation en vertu du même édit ; qu’ils tendent à soulever les Bourgeois de la ville contre les Notables auxquels les droits de maires et échevins ont été confiés sous l’approbation du Prince, comte de Mortain ; et que toute police va être anéantie si ces entreprises obtiennent quelque acception dans la circonstance présente.
Les vœux des Notables se réunissent à vous présenter leurs justes réclamations, permettez leur donc de protester contre les procédés de Maître Bernard et ce qu’il pourrait faire en conséquence, ne pouvant se montrer ni se supposer maire qu’après le choix fait par les Notables qui sont officiers municipaux et en réunissant tous les pouvoirs ; si nous vous prions de nous honorer d’une réponse et de l’adresser ainsi que toutes autres lettres à Monsieur de Saint-Cyr, lieutenant général qui préside à nos assemblées.
Nous avons l’honneur d’être avec respect, Monsieur, Vos très humbles et très obéissants serviteurs, les Notables de la ville de Mortain, soussignés tant pour eux que pour quelques-uns absent de la ville pour le moment.
Mortain, ce 15 août 1787
Le Bel, chanoine curé de la ville de Mortain[4]
Pallix-Deschamps[5]
Boutry de la Fresnaye[6]
Jehanne Loiselière[7]
Barbot
Passais de Mont Benoist[8]
Levesque[9]
De Vaufleury de St Cyr, lieutenant général du bailliage
de Mortain et président des Notables[10]
Le 19 août 1787, l’Intendant répondait aux notables de Mortain en ces termes :
A mon retour ici, Messieurs, j’ai honoré la lettre que vous m’avez écrite le 15 de ce mois. J’ai confirmé de son objet avec M. le duc de Coigny. Il a été reconnu que c’est par erreur que les ordres du Roy ont été adressés au maire de Mortain, et qu’ils ne peuvent concerner que la personne qui vous préside dans les assemblées que vous êtes dans le cas de tenir pour les intérêts de votre communauté. M. le duc de Coigny vous a fait parvenir les intentions du conseil à ce sujet ainsi que d’autres pour que le sieur Bernard du Parc s’y conforme.
[1] L’édit de juillet 1766 n’institua pas à Mortain de municipalité comme dans les autres villes de la généralité de Caen mais offrit la possibilité au comte de Mortain de mettre en place à sa propre discrétion une assemblée de dix notables pour administrer la ville.
[2] Jean Bernard, sieur du Parc, né vers 1735 à Montgothier et marié le 21 février 1764 avec Françoise Josset.
[3] Le samedi 11 août 1787.
[4] Etienne Le Bel (Mortain, 1742-Mortain, 1827), chanoine de la collégiale de Mortain et titulaire de la prébende Notre-Dame-du-Touchet et de la cure de Mortain depuis 1782
[5] Jean-Baptiste Pallix-Deschamps (Mortain, 1741-Mortain, 1818), juge de paix au bailliage de Mortain.
[6] Henry Boutry, sieur de la Fresnaye (Mortain, vers 1735).
[7] Michel Jehanne, sieur de Losendière, avocat, procureur de l’élection de Mortain à partir de 1763.
[8] Jacques Passais de Montbenoist, procureur du roi.
[9] Louis Levesque (Mortain, 1735-Paris, 1793), seigneur-patron de Saint-Barthélémy, licencié es loi, il devient conseiller du roi et préside l’élection de Mortain à partir de 1760.
[10] Gabriel de Vaufleury de Saint-Cyr (Saint-Cyr-du-Bailleul, 1744-Saint-Jean-du-Corail, 1804), seigneur-patron de Saint-Cyr-du-Bailleul, lieutenant général civil et criminel du bailliage de Mortain.
Document proposé par David Lemoussu